On ne badine pas avec l'amour - Acte I - Scène 3

Modifié par Margot_dns

Devant le château.

Entre Le Chœur.

Plusieurs choses me divertissent et excitent ma curiosité. Venez, mes amis, et asseyons-nous sous ce noyer. Deux formidables dîneurs sont en ce moment en présence au château, maître Bridaine et maître Blazius. N’avez-vous pas fait une remarque ? c’est que lorsque deux hommes à peu près pareils, également gros, également sots, ayant les mêmes vices et les mêmes passions, viennent par hasard à se rencontrer, il faut nécessairement qu’ils s’adorent ou qu’ils s’exècrent. Par la raison que les contraires s’attirent, qu’un homme grand et desséché aimera un homme petit et rond, que les blonds recherchent les bruns, et réciproquement, je prévois une lutte secrète entre le gouverneur et le curé. Tous deux sont armés d’une égale impudence : tous deux ont pour ventre un tonneau ; non-seulement ils sont gloutons, mais ils sont gourmets ; tous deux se disputeront, à dîner, non-seulement la quantité, mais la qualité. Si le poisson est petit, comment faire ? et dans tous les cas une langue de carpe ne peut se partager, et une carpe ne peut avoir deux langues. Item, tous deux sont bavards ; mais à la rigueur ils peuvent parler ensemble sans s’écouter ni l’un ni l’autre. Déjà maître Bridaine a voulu adresser au jeune Perdican plusieurs questions pédantes, et le gouverneur a froncé le sourcil. Il lui est désagréable qu’un autre que lui semble mettre son élève à l’épreuve. Item, ils sont aussi ignorants l’un que l’autre. Item, ils sont prêtres tous deux ; l’un se targuera de sa cure, l’autre se rengorgera dans sa charge de gouverneur. Maître Blazius confesse le fils, et maître Bridaine le père. Déjà je les vois accoudés sur la table, les joues enflammées, les yeux à fleur de tête, secouer pleins de haine leurs triples mentons. Ils se regardent de la tête aux pieds, ils préludent par de légères escarmouches ; bientôt la guerre se déclare ; les cuistreries de toute espèce se croisent et s’échangent, et, pour comble de malheur, entre les deux ivrognes s’agite dame Pluche, qui les repousse l’un et l’autre de ses coudes affilés.

Maintenant que voilà le dîner fini, on ouvre la grille du château. C’est la compagnie qui sort ; retirons-nous à l’écart.

Ils sortent. — Entrent le baron et dame Pluche.

Le Baron

Vénérable Pluche, je suis peiné.

Dame Pluche

Est-il possible, monseigneur ?

Le Baron

Oui, Pluche, cela est possible. J’avais compté depuis longtemps, — j’avais même écrit, noté, — sur mes tablettes de poche, — que ce jour devait être le plus agréable de mes jours, — oui bonne dame, le plus agréable. — Vous n’ignorez pas que mon dessein était de marier mon fils avec ma nièce ; cela était résolu, — convenu, — j’en avais parlé à Bridaine, — et je vois, je crois voir, que ces enfants se parlent froidement ; ils ne se sont pas dit un mot.

Dame Pluche

Les voilà qui viennent, monseigneur. Sont-ils prévenus de vos projets ?

Le Baron

Je leur en ai touché quelques mots en particulier. Je crois qu’il serait bon, puisque les voilà réunis, de nous asseoir sous cet ombrage propice, et de les laisser ensemble un instant.

Il se retire avec dame Pluche. − Entrent Camille et Perdican.

Perdican

Sais-tu que cela n’a rien de beau, Camille, de m’avoir refusé un baiser ?

Camille

Je suis comme cela ; c’est ma manière.

Perdican

Veux-tu mon bras pour faire un tour dans le village ?

Camille

Non, je suis lasse.

Perdican

Cela ne te ferait pas plaisir de revoir la prairie ? Te souviens-tu de nos parties sur le bateau ? Viens, nous descendrons jusqu’aux moulins ; je tiendrai les rames, et toi le gouvernail.

Camille

Je n’en ai nulle envie.

Perdican

Tu me fends l’âme. Quoi ! pas un souvenir, Camille ? pas un battement de cœur pour notre enfance, pour tout ce pauvre temps passé, si bon, si doux, si plein de niaiseries délicieuses ? Tu ne veux pas venir voir le sentier par où nous allions à la ferme ?

Camille

Non, pas ce soir.

Perdican

Pas ce soir ! et quand donc ? Toute notre vie est là.

Camille

Je ne suis pas assez jeune pour m’amuser de mes poupées, ni assez vieille pour aimer le passé.

Perdican

Comment dis-tu cela ?

Camille

Je dis que les souvenirs d’enfance ne sont pas de mon goût.

Perdican

Cela t’ennuie ?

Camille

Oui, cela m’ennuie.

Perdican

Pauvre enfant ! je te plains sincèrement.

Ils sortent chacun de leur côté.

Le Baron, rentrant avec dame Pluche.

Vous le voyez, et vous l’entendez, excellente Pluche ; je m’attendais à la plus suave harmonie, et il me semble assister à un concert où le violon joue : Mon cœur soupire, pendant que la flûte joue Vive Henri IV. Songez à la discordance affreuse qu’une pareille combinaison produirait. Voilà pourtant ce qui se passe dans mon cœur.

Dame Pluche

Je l’avoue ; il m’est impossible de blâmer Camille, et rien n’est de plus mauvais ton, à mon sens, que les parties de bateau.

Le Baron

Parlez-vous sérieusement ?

Dame Pluche

Seigneur, une jeune fille qui se respecte ne se hasarde pas sur les pièces d’eau.

Le Baron

Mais observez donc, dame Pluche, que son cousin doit l’épouser, et que dès lors…

Dame Pluche

Les convenances défendent de tenir un gouvernail, et il est malséant de quitter la terre ferme seule avec un jeune homme.

Le Baron

Mais je répète… Je vous dis…

Dame Pluche

C’est là mon opinion.

Le Baron

Êtes-vous folle ? En vérité, vous me feriez dire… Il y a certaines expressions que je ne veux pas… qui me répugnent… Vous me donnez envie… En vérité, si je ne me retenais… Vous êtes une pécore, Pluche ! je ne sais que penser de vous.

Il sort.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
Télécharger le manuel : https://forge.apps.education.fr/drane-ile-de-france/les-manuels-libres/francais-premiere ou directement le fichier ZIP
Sous réserve des droits de propriété intellectuelle de tiers, les contenus de ce site sont proposés dans le cadre du droit Français sous licence CC BY-NC-SA 4.0